Tout ce qu'elle a vu

 

Jean-Gabriel Périot signe ici son premier long métrage de fiction. Très remarqué pour son documentaire Une jeunesse allemande (2015), il ne délaisse pas tout à fait ses pratiques en ouvrant le film sur un long plan-séquence d'entretien. Lumières d’été nous installe dans son rythme et ses cadres comme on installe Mme Takeda : on jauge sa voix, son confort, son inscription dans le champ. Le réalisateur et les techniciens apparaissent sans aucune mise à distance apparente, comme pour démonter le mécanisme de la fiction. Ces vingt premières minutes statiques contrastent avec la suite du film, tout en lumière (son titre nous l'annonçait) et en mouvement. Une jeune fille à la robe fluide et légère virevolte, révèle une nuque au chignon tortueux et sombre qui ramène l'ère des fantômes. Fantôme de la Carlotta hitchcockienne - le regard insistant de la caméra qui saisit sa nuque offerte ne permet pas de s'y méprendre - mais, plus qu'une référence cinéphile, Périot veut introduire le flottement, le franchissement des univers, et fantôme d'une jeune femme ramenée d'entre les morts le temps d'une journée. Une journée de paix et de douceur, une journée simple d'été et de lumière, une journée dans les rues de Hiroshima puis au bord de l'eau, à soupeser le temps, regarder la mer, pêcher, danser et chanter, se réincarner avant l'effacement définitif, réimprimer son image sur la rétine d'un autre, un documentariste japonais hanté par ses racines qu'il a mises de côté en vivant à Paris. « Même ceux d'entre nous qui sont déjà morts résistent comme ils le peuvent à la disparition » dit-elle. Lui est de retour à Hiroshima pour se souvenir. Et tourner son documentaire. Ils se rencontrent au jardin de la Paix, qui conserve les cendres des soixante dix mille victimes. Elle trouve l'endroit très vivant. La vie et la mort sont intimement intriquées. La mémoire hante les dialogues et les plans. La mise en scène saisit des souvenirs qui reprennent corps. La bande sonore, de son gong lointain, scande le rappel. On oublie l'histoire si on ne la raconte plus. La mémoire efface, mais le cinéma doit raviver le passé. « Pas un instant de ma vie je n'ai pu oublier l'horreur de ce moment-là » déclare Mme Takeda. Le film choisit de raconter ce moment-là au cinéma plutôt que de le montrer. Périot instille la douceur, la paix, le sourire de Michiko pour mieux raviver les blessures et les cicatrices d'un Japon couturé, heurté, meurtri. Mme Takeda est une hibakusha, une survivante de la bombe, elle voulait oublier les cadavres à terre, la terreur, les flammes et la nuit, oublier les cheveux de sa sœur Michiko qui lui restaient dans les mains, elle a tout fait pour oublier. Cette scène inaugurale de récit face caméra s'offre déjà comme une fiction puisque Périot a recueilli divers témoignages qu'il a ensuite modulés en un seul : Mme Takeda, c'est la fiction qui dit le vrai car seul le détour par la fiction, la recréation, la poésie au sens étymologique du terme permet de toucher la douleur, la souffrance des êtres de plus près. Périot est un cinéaste de la mémoire, il le prouve une nouvelle fois sous les mots de cendres et les images vives.

 

Séverine Danflous
La Septième obsession
Été 2017